Objectivité positionnelle versus relativisme culturel

Sen semble partisan de l’idée déterministe qui consiste à considérer toute observation personnelle comme entièrement explicable par une spécification adéquate de ses paramètres positionnels vis-à-vis de l’objet observé. Autrement dit, « si tous ces paramètres étaient révélés […], alors l’observation fondée sur ces paramètres serait potentiellement totalement explicable aux autres » (Sen, 1994b, p. 1150). Non seulement, l’observation serait explicable, mais elle serait objective. Or, cet argument de Sen peut superficiellement ressembler à une tentative de rendre objectives des considérations qui ont trait au relativisme culturel. Cependant, le terme souligné « tous » indique à la fois une difficulté de son approche et une distinction fondamentale vis-à-vis des tenants du relativisme culturel ; tous les paramètres de la position sont difficilement repérables, et ils ne peuvent se réduire au seul fait d’appartenir à une société ou à une culture donnée. Toutefois, Sen (Ibid., p. 1151) est bien conscient qu’il est fréquent, en réalité, que l’effort de repérage soit restreint à un ou deux paramètres — ce qui, en aucun cas, ne peut suffire à expliquer une observation positionnelle et à la rendre objective —, comme le montre l’exemple suivant :

‘La croyance en l’infériorité des femmes concernant des compétences particulières peut être associée statistiquement au fait de vivre dans une société où l’occupation de ces compétences est en partie ou totalement réservée aux hommes (appelons de telles sociétés les sociétés S). Cette association ne rend pas cette croyance objective — trans-positionnellement ou même du point de vue de la position de vivre dans une société S. ’

Dans cet exemple, si la position est spécifiée seulement sous la forme « vivre dans une société S », elle est « incomplète » ou « sous déterminée » (Ibid.). En conséquence, considérer différentes positions seulement en ces termes ne peut aboutir qu’à une « non objectivité trans-positionnelle ». D’ailleurs, d’autres visions pourraient contredire cette croyance tout en étant également cohérentes avec la position qui consiste à vivre dans la société S 129 . Aussi, Sen insiste sur le fait que l’objectivité de la croyance mentionnée exige, pour être démontrée, une spécification largement plus précise et étendue des paramètres positionnels qui mènent à cette croyance. Parmi les autres paramètres qui pourraient être proposés, il évoque « un conditionnement social de type conservateur, l’étroitesse d’esprit de l’éducation, la pression dans les familles traditionnelles, l’absence de connaissance au-delà des confins de la société locale, l’absence de lecture de la littérature scientifique ou politique, l’incapacité intellectuelle à considérer des possibilités contrefactuelles, etc. » (Ibid.). Dès lors que l’on spécifie les paramètres positionnels de cette manière plus complète, la « croyance en l’infériorité des femmes dans des compétences particulières » peut être considérée comme « positionnellement objective ».

Cependant, et c’est là le point fondamental, Sen estime que cette observation positionnelle n’aura pas beaucoup d’influence sur une évaluation trans-positionnelle — cherchant à savoir si les femmes sont inférieures dans ces compétences particulières — étant donné « la nature partisane et particulière de cette position absolument contrainte » (Ibid., p. 1151, nous soulignons). L’approche de Sen est en fait très différente du relativisme culturel qui tend à considérer la société comme un ensemble homogène. En effet, pour ce courant, les pratiques et les croyances en vigueur dans une société, la société S par exemple, ne pourraient être critiquées que d’un point de vue étranger — puisque l’ensemble des individus de la société S adhère aux mêmes pratiques et croyances. En revanche, l’objectivité positionnelle dont parle Sen recouvre des positions paramétriques qui ne sont pas nécessairement conformes au fait de vivre et d’appartenir à une société spécifique. Nous l’avons vu, une croyance ne peut être objective seulement en raison de la position générale qui consiste à appartenir à la société S :

‘La caractéristique positionnelle générale de vivre dans un certain pays (ou même d’être natif de ce pays) ne se traduit pas en un ensemble spécifique de paramètres positionnels de manière évidente. Il n’y a aucune nécessité de choisir le point de vue de la majorité (même avec une majorité écrasante) dans une société simplement parce qu’on y vit. La nécessité de considérer différents paramètres positionnels cohérents avec le fait d’appartenir à la société S n’est pas éliminée par l’existence d’un point de vue établi ou d’une opinion majoritaire. (Sen, 1993d, p. 139)’

En fait, l’identification plus complète des paramètres positionnels peut être très utile en termes d’explication d’un phénomène statistique comme une pratique ou une opinion majoritaire — quipeut également constituer l’un des paramètres :

‘dans le contexte de l’analyse des préjudices sociaux systématiques, partagé par beaucoup de gens occupant une place similaire dans la communauté, il serait sans doute utile de considérer un phénomène qui possède d’évidentes caractéristiques subjectives comme étant également positionnellement objectif,vu d’une position élaborée de manière appropriée, car cela nous aiderait à nous concentrer sur les liens de causalité qui ont des rôles explicatifs importants. (Sen, 1993d, p. 139, nous soulignons)’

Pour illustrer la portée et le sens de cette proposition, reprenons l’analogie avec les analyses médicales proposée par Sen (1994b, pp. 1152-1154). Il peut y avoir différentes observations positionnelles sur la santé d’un individu : celle du patient lui-même, celle de son généraliste, celles de divers spécialistes. Il se peut que ces différentes observations positionnelles entrent en conflit les unes avec les autres, mais chacune a son importance et aucune ne peut remplacer l’autre. Autrement dit, bien que l’évaluation trans-positionnelle soit en fin de compte celle qui est la plus importante, cela ne signifie pas que les diverses observations positionnelles n’aient pas leur pertinence propre. Pour Sen, les paramètres positionnels peuvent très bien construire une réalité non-objective au sens trans-positionnel, mais la force de l’objectivité positionnelle mérite une attention sérieuse pour la pratique de la médecine, du point de vue à la fois des patients et des praticiens. Dans certains cas, l’objectivité positionnelle du patient peut fournir une base délicate pour les jugements trans-positionnels en raison des biais qui peuvent affecter la perception qu’il a de lui-même et de sa propre situation. D’une part, il existe une variabilité plus ou moins forte des perceptions interpersonnelles et intertemporelles ; d’autre part, des influences sociales systématiques peuvent rendre les comparaisons interpersonnelles problématiques.

La question des biais de perception avait largement été abordée par Sen (1983b, 1984b, 1990a) dans ses analyses des inégalités entre hommes et femmes. Il avait alors montré que la perception de soi, de ses intérêts et de ses besoins pouvait être considérablement affectée par une mentalité générale — qui, par exemple, amoindrit systématiquement les besoins des femmes ou confond leurs intérêts propres avec ceux de la famille en général. En ce qui concerne la morbidité perçue, Sen et Kynch (1983) avait observé une différence forte chez les hommes et chez les femmes dans le Nord-Est de l’Inde. Or, Sen (1994b, 1155) défend l’idée que cette différence reflète non seulement la plus faible éducation des femmes 130 , mais aussi leur acceptation plus grande de l’inconfort et de la maladie comme partie de leur mode de vie, qui sont autant de paramètres à prendre en compte dans la perception positionnellement objective de leur morbidité. L’importance de concevoir les perceptions de soi en termes d’analyse positionnelle et de chercher à mettre en lumière les paramètres qui les influencent a des implications fortes sur l’analyse trans-positionnelles et pour les comparaisons interpersonnelles illustrées par l’exemple suivant :

‘Le problème n’est pas tant que l’hypocondriaque ne soit pas aussi malade qu’il le dit — il peut bien être très malade — mais que ses complaintes fréquentes et plus insistantes n’indiquent pas qu’il soit plus malade que le patient réjoui qui rassure toujours son médecin en lui disant qu’il va bien […] (Ibid., p. 1153)’

En ce qui concerne les jugements trans-positionnels, il semble important de retenir que Sen (1993d, 1994b) considère qu’ils auront plus de pertinence et d’impact s’ils se fondent sur des observations positionnelles ayant pour paramètre commun, mais non unique, de provenir d’une même société. L’imposition de critères extérieurs pour les évaluations sociales, nous l’avions vu dans la section I, est envisagée d’une manière plutôt contre-productive par Sen dans son article en collaboration avec Nussbaum (1987). Sen (1993d, pp. 138-140) défend à nouveau cette idée en considérant, par exemple, qu’il n’est pas nécessaire, ni même souhaitable, de recourir à des perspectives internationales pour nier l’objectivité trans-positionnelle de la croyance en l’infériorité des femmes dans la société S. Il n’est pas non plus nécessaire pour cela qu’il y ait de réelles et importantes divergences de points de vue concernant cette croyance dans la société S. Sen a plutôt cherché à montrer que la position faiblement spécifiée de « vivre dans la société S » laissait ouverte la possibilité de nombreuses et diverses caractéristiques trans-positionnelles alternatives qui pouvaient affaiblir la portée de cette croyance. Mais bien que cela ne soit pas nécessaire pour montrer la fausseté d’une croyance, il estime qu’il y aura sans doute toujours des croyances ou points de vue dissidents :

‘La nécessité de comparer et d’évaluer différents points de vue, diverses observations et des conclusions distinctes dans une société ne peut être éliminée par l’hypothèse douteuse de l’uniformité sans aucune dissidence, ou par la pression politique de suivre l’establishment, ou l’opinion de la majorité dans le pays en question. Les termes du débat sur le relativisme culturel doivent être sérieusement réexaminés à la lumière de ces questions soulevées par la conception positionnelle de l’objectivité. (Ibid., p. 140)’Notes129.

C’est un point qui renvoie à la notion de critique interne mise en avant par Sen et Nussbaum (1987) de manière à montrer qu’il n’était pas incompatible de tenir compte des valeurs d’une société et critiquer l’injustice de certaines de ses normes.

130.

La compréhension de la morbidité est souvent associée à l’éducation, ainsi qu’à l’usage systématique des services médicaux. Sen (1994b, p. 1154) illustre ce fait par le cas du Kerala qui est l’État indien ayant à la fois le niveau le plus haut de longévité et le niveau le plus haut de morbidité. Ce phénomène n’est plus aussi mystérieux qu’il en a l’air dès lors que l’on tient compte des objectivités positionnelles : « la position qui consiste à avoir une alphabétisation et des services de santé considérablement plus élevés qu’ailleurs en Inde amène à mieux percevoir la maladie et à agir contre.

Source : These Muriel Gilardone, Université Lyon 2 - 2007